Photographe vivant à l’ère des images mortes
À l’heure où l’intelligence artificielle sature l’espace numérique d’images sans origine, que peut encore un photographe ?
Dans cette tribune, Matthias Koch interroge le devenir du regard, la perte du lien entre celui qui voit et celui qui reçoit, et affirme la nécessité d’une photographie incarnée, lente, habitée. Un appel à résister, non par nostalgie, mais pour préserver la relation vivante entre le monde, l’image, et l’humain.
l fut un temps, pas si ancien, où une photographie faisait lien. Elle reliait un lieu à un regard, un regard à une histoire, une histoire à une conscience. Même muette, même tremblante, l’image portait la trace d’une présence. On pouvait y chercher, silencieusement, celui ou celle qui l’avait faite. Un geste humain, un moment précis, une attention singulière. C’était peu, mais c’était déjà beaucoup : une forme de confiance.
Ce lien, aujourd’hui, se rompt.
Avec la prolifération des images générées par intelligence artificielle, nous assistons à une mutation brutale et silencieuse : celle d’un monde d’images sans regard. L’IA produit sans voir, sans être là, sans affect, sans histoire. Elle génère des apparences, mais non des traces. Des compositions sans expérience, des émotions sans témoin. Et le regardeur, face à ces images lisses, parfaites, étrangement belles parfois, ne peut plus demander : « Qui a vu cela ? Pourquoi ? Dans quelles circonstances ? »
Il n’y a plus personne de l’autre côté.
C’est cela que l’IA vient effacer : non l’image elle-même, mais le lien qu’elle rendait possible. Le chemin qu’elle ouvrait entre un monde et un regard, entre un regard et un autre. Une photographie était une adresse. Elle disait : « Je te montre cela, parce que je l’ai vu, parce que ça m’a touché, parce que ça m’a changé. »
Aujourd’hui, cette adresse disparaît.
Dans un flux infini d’images sans origine, sans mémoire, sans altérité, c’est la photographie elle-même qui perd son poids, sa lenteur, sa charge. Et, avec elle, la possibilité même d’une relation.
Face à cela, que peut encore un photographe ?
Il peut refuser le rôle de fournisseur de contenu. Refuser d’être une banque d’images gratuite pour des machines qui digèrent tout sans jamais rendre hommage. Il peut se retirer du flux, non par dépit, mais par choix. Il peut ralentir. Créer des lieux, des temps, des gestes où l’image retrouve sa densité. Il peut imprimer, exposer, raconter, signer. Il peut répondre à la prolifération par l’incarnation.
Nous n’avons pas besoin de plus d’images. Nous avons besoin d’images qui engagent. D’images qui viennent de quelque part. Qui portent encore la marque d’un regard humain.
C’est pourquoi je me dis aujourd’hui photographe vivant. Non parce que je refuse la technique, mais parce que je réclame un droit : celui de montrer, oui, mais aussi celui de dire : « C’est moi qui ai vu cela. C’est moi qui vous le montre. »
Et que quelqu’un, en retour, puisse me répondre.
⌘ Matthias Koch (non, pas juste photographe)
Né en 1964, quelque part dans l’angle allemand du monde.
Traverse : Caracas, Santiago, Oaxaca.
Puis s’enracine — Ardèche.
Il ne photographie pas les choses. Il photographie leur écho.
Ce qui tremble encore, même après disparition.
Il œuvre dans les zones grises :
mémoire, exil, effacement, silence.