Vercors

Sébastien Berlendis

Dans l’échancrure minérale du Vercors, un homme revient — seul cette fois.
À travers les brumes, les souvenirs affleurent : une chambre d’hôtel, une rivière froide, des cahiers de nuit, et Louise, absente mais partout présente. Entre récit intime et cartographie sensible, ce texte habite les paysages comme on revient hanter les lieux d’un amour perdu. Les photographies prolongent cette présence ténue, où chaque image devient la trace d’un lien, d’un hiver, d’un silence partagé.

 

Le soleil traverse la fenêtre laissée entrouverte, malgré le froid de la nuit, perce les rideaux rouge de la chambre de l’hôtel de La Balme, et pose ses premiers rayons sur mon visage.

Je venais l’hiver en particulier, accompagné de Louise, le temps d’un week-end. Nous prévenions la veille, arrivions en fin de jour, la clé était posée sur le comptoir de l’entrée, nous gagnions le premier étage, les couloirs et les pièces ne vibraient d’aucun bruit, nous avions le sentiment que l’hôtel n’ouvrait que pour nous. La chambre numéro cinq nous était réservée, nous avions eu le droit de l’aménager, d’accrocher aux murs quelques photographies encadrées, de laisser dans les placards les vêtements d’hiver; nous retrouvions nos livres sur les tables de nuit, les cartes géographiques au fond des tiroirs. Le reste, le mobilier, le matelas large et mou, les armatures du lit appuyées contre un mur lambrissé, la tapisserie pâle, le cabinet de toilette, nous avaient précédés et rien n’avait bougé depuis quarante ans.


J’ouvre les fenêtres en grand, les brumes cachent encore les forêts denses du massif des Coulmes, forêts de hêtres, de pins noirs et d’érables pendant que le soleil frappe, sur l’autre versant, le calcaire des hautes falaises du Vercors, illuminant la brèche de Chalimont. La Bourne s’est chargée d’éroder les flancs de ces deux reliefs avant de donner son nom aux plus belles gorges du Vercors. Enveloppé dans le vieux couvre-lit, comme Louise auparavant, je ne me lasse pas de regarder la rivière; dans cette partie basse des gorges, elle impose un rythme calme et lorsque la lumière du matin métallise sa surface jusqu’à l’immobiliser, elle prend la forme et la consistance d’un ruban de bitume.

 

Alors que je prépare mes sacs, ferme dans mes valises les deux mois de l’été passés dans la chambre numéro cinq, les familles sortent des habitations construites à la lisière du bois, franchissent la barrière du pré, détachent les chiens. Avec eux, les enfants courent, crient, forment des points de couleur rouge, blonde sur l’étendue verte, ils s’approchent de la Bourne. Les parents demeurent au loin, sans inquiétude; à cet endroit courbé de la rivière, la profondeur est faible, le courant n’existe pas ou si peu. Sans tarder et sans toucher l’eau au préalable - même au plus fort de l’été, la température de la Bourne n’excède pourtant jamais les dix-huit degrés -, les enfants, suivis des chiens, plongent, effectuent quelques mouvements de nage; ce qui les égaye surtout, c’est de ramasser les blocs de pierre et de poursuivre la construction du barrage.

 

Je fais le tour de la chambre, extrais des tiroirs les pages des cahiers de brouillon où je couche, lorsque le sommeil ne vient pas, mes vers de minuit, je manque d’oublier les vêtements de Louise, secoue les draps et le traversin. Entre deux soulèvements de pierres, les enfants m’envoient un geste de la main. Je ne conserve qu’une seule photographie encadrée, celle prise par Louise depuis la route, un jour d’hiver, du Cirque du Bournillon et de sa cascade qui chute en son milieu et dont les eaux ocrent la falaise sur près de quatre-cent mètres. Je commencerai la marche en amont de l’hôtel de La Balme, quatre kilomètres plus haut, en direction de Villard-de-Lans, lorsqu’on entre dans le coeur des gorges, avant les encorbellements et le resserrement de la route à son maximum, en contrebas du pont de Valchevrière.

 

Pourtant frileux, je ne crains jamais la froideur de l’eau. Lacs de montagnes, torrents, la Méditerranée en novembre, si le paysage me prend, je ne tergiverse pas, je plonge. J’ai aussi pour règle de me baigner chaque dernier jour de l’été. Un bassin naturel accueille la cascade et la résurgence de la Goule Noire, je mouille ma nuque et me lance. C’est un été particulier, le premier sans Louise depuis de nombreuses années. Avant de me retrancher dans le coeur des gorges et de poser mes valises dans la chambre de l’hôtel de La Balme, j’avais cherché des paysages inédits, croyant ainsi mettre à distance le souvenir de Louise. Las, j’avais compris très vite que la beauté de ces espaces ne faisait qu’exacerber l’épreuve de son absence. A l’inverse, dans ses territoires familiers et vierges de toute mémoire douloureuse, Louise n’était certes pas avec moi mais je sentais sa présence. Je me tiens debout près de la falaise avant de plonger au milieu du bassin, les eaux de la cascade frappent mon dos, chassent, pour un temps, la mélancolie. 


 

Sébastien Berlendis écrit des livres (7 à ce jour) édités par Stock et Actes Sud. Le dernier, Lungomare, est sorti chez Actes Sud en janvier 2024 dans la collection « un endroit où aller ». Il pratique la photographie argentique et expose son travail. Sa dernière série bois hiver, est exposée au festival Présences photographie de Montélimar en mai/juin 2024. Il filme exclusivement en Super 8 les espaces, les paysages, les êtres qui lui sont chers. Il a réalisé deux courts films, vercors en 2021, et la mer est de cendre en 2024 et chacun vit sa vie de festival en festival. Par ailleurs, Sébastien Berlendis a longtemps enseigné avec joie la philosophie en lycée public. Depuis septembre 2023, il est écrivain/artiste à temps plein. 

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