Todtnauberg

Cette série condense exactement ce qui nous importe : un paysage chargé d’Histoire, un regard attentif aux traces invisibles, et la question toujours vive de notre vigilance collective. En partant de la cabane de Heidegger — non loin des forêts où l’artiste a grandi — Matthias Koch relie passé et présent sans pathos : neige, silence, mémoire. Son travail rappelle qu’un territoire n’est jamais neutre ; il exige qu’on reste éveillés.

 

Au sommet de la Forêt-Noire, une cabane de bois se dresse comme un îlot de silence. Martin Heidegger y cherchait jadis un « séjour » pour sa pensée ; en juillet 1949, il y reçut Paul Celan, rescapé des camps. De cette rencontre naquit le poème Todtnauberg, où résonne l’attente d’un mot de repentir qui ne viendra jamais. Plus de soixante-dix ans plus tard, le photographe allemand Matthias Koch revient sur ces lieux pour mesurer jusqu’où les fantômes du XXᵉ siècle rôdent encore dans nos paysages. Sa série, intitulée Todtnauberg, or the Eternal Return, se veut « une exploration visuelle qui traverse le siècle passé tout en regardant vers l’avenir ». Chaque image, écrit-il, est à la fois miroir tendu à l’Histoire et signal d’alarme pour demain.

 
 
 

Le regard de Koch se déploie comme un film en travelling. La cabane enneigée dialogue avec les terres criblées de Verdun ; un bâtiment presque avalé par la neige laisse deviner l’ombre des chambres à gaz ; plus loin, les cheveux de sa fille sur un drap d’hôtel à Amsterdam fait écho aux vers de la Todesfuge. Entre ces repères historiques surgissent des fragments intimes : le portrait au cigare d’un grand-père ancien nazi, et, en contrechamp, le visage attentif de la fille du photographe. C’est au croisement de ces trois registres—paysage, littérature, mémoire familiale—que se dessine la cartographie sensible de la série : celle d’un continent où les violences autoritaires reviennent par cycles, dès que le souvenir s’émousse.

Visuellement, Koch choisit l’épure. Les noirs sont profonds, les blancs cinglants, les couleurs à peine soufflées ; rien n’appelle le spectaculaire. Le silence domine et force à la contemplation lente ; l’image ne dénonce pas, elle suggère. À chacun de combler les blancs, comme la neige recouvre sans effacer.

En filigrane, la question éthique subsiste : « Pourquoi ce silence ? »—celle que Celan adressait déjà à Heidegger. Koch ne prétend pas résoudre l’énigme ; il tisse plutôt une toile d’échos entre Verdun, Auschwitz, Gaza ou Sarajevo : autant de lieux où l’inertie morale a laissé la spirale de la violence reprendre son cours. Dans ses carnets, il note : « Ce qui menace ne crie pas toujours, mais s’installe doucement dans les replis du quotidien. » Todtnauberg n’offre donc ni manifeste ni nostalgie ; c’est une veilleuse posée sur notre mémoire collective. Elle rappelle que l’oubli alimente l’éternel retour, et que seule une vigilance active—intime, politique, artistique—peut briser la boucle.

 

Un récit visuel en trois strates

  1. Le paysage comme palimpseste
    La cabane enneigée de Heidegger : bâtisse austère, posée dans une blancheur qui absorbe les sons. Plus loin, le sol criblé de Verdun rappelle la Première Guerre ; un bâtiment presque englouti par la neige fait écho à l’architecture des chambres à gaz. Koch fouille la topographie du continent : chaque strate géologique est aussi une strate mémorielle.

  2. La littérature comme boussole morale
    Une mèche de cheveux sur le drap immaculé d’un hôtel d’Amsterdam, convoque la Todesfuge : « Dein goldenes Haar Margarete / Dein aschenes Haar Sulamith ». À chaque arrêt, la poésie de Celan se mêle aux fragments d’Heidegger, dressant le procès implicite d’une pensée qui voulut, sans y parvenir, « cheminer hors de la métaphysique » tout en restant aveugle à l’abîme politique.

  3. L’intime comme point de bascule
    Au cœur de la série surgit un portrait : le grand-père du photographe, ancien nazi, cigare à la main. Le regard est presque banal – c’est précisément ce qui dérange. En vis-à-vis, la fille de Koch, silhouette enfantine, arpente les lieux avec une curiosité farouche. Entre ces deux visages se joue le relais‐mémoire : la possibilité, ou non, de rompre la boucle.

 

Matthias Koch est photographe et vit actuellement en Ardèche. Son travail s’articule autour de séries au long cours, aux titres évocateurs (Figures d’un Monde en Sursis, Leaving Home, Resonances, Eschaton...), explorant les thématiques de la disparition, de la mémoire, du territoire et de l’empreinte.
Son approche mêle photographie argentique et numérique, toujours portée par une écriture visuelle sensible, poétique et parfois inquiète.

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