Contre l’image-maître : pour une phénoménologie du regard

La photographie, dès qu’elle se pense comme capture, se compromet avec le pouvoir. Dès qu’elle prétend montrer, elle commence à masquer. Il est temps de désapprendre à voir, et de restituer à l’acte photographique sa part d’incertitude, de tremblement, de silence.

 

La photographie, dès qu’elle se pense comme capture, se compromet avec le pouvoir. Dès qu’elle prétend montrer, elle commence à masquer. Il est temps de désapprendre à voir, et de restituer à l’acte photographique sa part d’incertitude, de tremblement, de silence.

Photographier, dans une approche phénoménologique, ne signifie pas documenter un objet, mais entrer en relation avec un phénomène. Cela suppose un regard incarné, situé, qui ne vise pas à « prendre » l’image mais à recevoir ce qui advient. Dans cette optique, le photographe devient moins auteur que témoin : un être affecté, modifié par ce qu’il perçoit.

La phénoménologie — chez Husserl, Merleau-Ponty, Maldiney — nous apprend que nous n’accédons jamais au monde « tel qu’il est », mais dans un processus d’apparition, en première personne. La conscience ne regarde pas un monde donné : elle co-émerge avec lui. La photographie, lorsque prise dans cette logique, ne cherche pas l’illustration d’un réel extérieur, mais l’épreuve d’un réel vécu.

L’image comme espace perceptif

Chez Luigi Ghirri, cette dimension est manifeste. Loin de produire des images fortes, il photographie des lieux neutres, des périphéries, des signes, des objets banals. Son œuvre ne cherche pas l’effet mais l’affleurement. Chaque image est un seuil, un suspens. Le monde ne s’y donne jamais tout entier. Il s’y laisse approcher.

Rinko Kawauchi, dans Illuminance, opère dans une logique voisine : elle ne décrit pas, elle cueille l’émergence d’un instant — goutte d’eau, reflet, animal saisi dans la lumière. Une photographie non démonstrative, mais sensible à la vibration des choses. Ce ne sont pas des compositions, ce sont des apparitions.

De même, Ray Metzker, dans ses jeux d’ombre et de lumière, fait basculer l’image du côté de la perception pure. Ce ne sont pas les rues qu’il photographie, mais le pli optique qui s’y manifeste. La rue devient rythme, tension, contraste — phénomène, non représentation.

L’image comme clôture : critique du spectaculaire

À l’opposé de cette logique phénoménologique, s’étend l’empire de l’image-maître : celle qui surplombe, qui affirme, qui écrase. Elle sait déjà ce qu’elle veut dire. Elle encadre le réel dans un système de signes fermés. Elle parle fort, mais n’écoute jamais.

La photographie spectaculaire — qu’elle soit de presse, de mode, d’art institutionnel — fonctionne comme une rhétorique. Elle capte, elle impose, elle neutralise l’altérité du visible. On la reconnaît immédiatement : elle est efficace, brillante, saturée de sens. Mais elle est aussi fondamentalement anti-phénoménologique, parce qu’elle nie le processus perceptif, la temporalité du regard, l’ambiguïté du réel.

L’exemple le plus emblématique est celui d’Andreas Gursky. Ses compositions monumentales, construites, retouchées, visent une vision totalisante, souvent surplombante. Le monde y est réduit à un système observable, maîtrisé, déshabité. Tout y est visible — et donc, plus rien ne nous atteint.

Cette logique domine la plupart des images produites dans un cadre commercial, éditorial ou institutionnel. Elle ne produit pas du regard, elle produit du flux. Elle est compatible avec la publicité, avec l’industrie culturelle, avec les plateformes. Elle fabrique de la certitude — et dans cette certitude, elle tue le doute, le trouble, le surgissement.



Matthias Koch (non, pas juste photographe)

Né en 1964, quelque part dans l’angle allemand du monde.
Traverse : Caracas, Santiago, Oaxaca.
Puis s’enracine — Ardèche.

Il ne photographie pas les choses. Il photographie leur écho.
Ce qui tremble encore, même après disparition.

Il œuvre dans les zones grises :
mémoire, exil, effacement, silence.

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